Mai 2020 -Anne Debroise -
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LA CRISE DE LA VACHE FOLLE
Troupeaux entiers brûlés, farines animales, mystérieux prion… En 1996, l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine débouche sur une crise sans précédent qui révélera les failles de l'industrie agroalimentaire. Et imposera le principe de précaution… qui aujourd'hui fait débat.
20 mars 1996 : Londres révèle les premiers morts
Ce jour-là, après des années de démentis, l'annonce fait l'effet d'une bombe : dix personnes sont mortes de la maladie de la vache folle. Jusque-là, le gouvernement britannique le répétait avec vigueur : la maladie de la vache folle ne présentait aucun danger pour l'homme. Certes, l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) ravage les troupeaux britanniques depuis une dizaine d'années et 4 millions de bêtes ont dû être abattues ; mais le discours reste clair : le consommateur de viande ne risque rien.
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Le 20 mars 1996, spectaculaire volte-face : devant la Chambre des communes, à Londres, le secrétaire d'Etat à la Santé Stephen Dorrell annonce qu'un lien vraisemblable est établi entre la maladie de la vache folle et un "variant" de la maladie humaine de Creutzfeldt-Jakob (MCJ). Il anticipe ainsi la publication dans The Lancet, le 6 avril suivant, d'une étude épidémiologique qui recense au Royaume-Uni dix cas de MCJ mortelle peu ordinaires : des victimes jeunes (en moyenne 29 ans, contre 65 pour la MCJ classique), ayant présenté des manifestations psychiatriques et dont les lésions cérébrales ressemblent à celles observées dans les cas d'encéphalopathie spongiforme. La "crise de la vache folle" vient de débuter. Elle durera presque dix ans. Ce même 20 mars 1996, se tient à Paris un congrès international sur les prions, ces mystérieux agents infectieux à l'origine de l'ESB. Alors qu'il devait rassembler les spécialistes mondiaux de la question, les Britanniques s'éclipsent brutalement. "On a su plus tard qu'ils avaient été rappelés pour être briefés avant que la tornade médiatique ne se déchaîne", se souvient un chercheur présent, l'Américain Bruce Chesebro.
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L'OPINION PUBLIQUE STUPÉFAITE
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Dès le lendemain, un vent de panique se déclenche chez les consommateurs, après des années d'angoisse croissante. Avec l'épidémie qui gagne les troupeaux pays après pays depuis dix ans, l'opinion publique a découvert, stupéfaite, les pratiques modernes d'élevage destinées à augmenter les rendements : les vaches, rendues cannibales, sont en partie nourries de farines fabriquées à partir des restes d'abattoirs ! Les premières recherches ayant montré que la maladie provient de l'alimentation, ces farines sont rapidement incriminées. Depuis 1981, par souci d'économie, elles subissent en effet un traitement allégé : la température de stérilisation a été réduite de 120 à 90 °C et une étape de délipidation par un solvant (l'hexane) éliminée, préservant à l'insu de tous l'agent infectieux. La maladie trouve alors un déplaisant écho dans le passé : dans les années 1950, un médecin avait décrit une épidémie de démence fatale dans une tribu de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Baptisée "kuru" ("frissons"), la maladie, une encéphalopathie humaine, touchait 300 à 400 personnes par an sur une population de 30 000 indigènes. Elle se transmettait lors de rites mortuaires consistant à manger la chair, les entrailles et le cerveau du défunt. L’interdiction du cannibalisme mit fin à l'épidémie en 1955.
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Le 20 mars 1996, avec l'annonce des contaminations humaines, il flotte donc dans l'air comme un parfum de malédiction… Et les pires scénarios se mettent en place. Fini les tentatives pour étouffer le scandale, comme ce refus de tester les bovins pour éviter de connaître l'étendue réelle de l'épidémie. Dès le 22 mars, plusieurs pays, dont la France, décrètent l'embargo sur la viande de bœuf britannique. Et le gouvernement de John Major, puis l'Europe, lancent des programmes de recherche sur le prion. Deux mesures qui s'avéreront salutaires.
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Prion : un coupable totalement inattendu
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Prion pour "protéine infectieuse" : tel est le vecteur de la maladie de la vache folle. Le problème, c'est qu'il ne ressemble à rien de connu. S'il a autant fait trembler l'Europe, c'est parce que l'agent infectieux des encéphalopathies spongiformes, comme la maladie de la vache folle ou celle de Creutzfeldt-Jakob, ne ressemble à rien de connu ! Ni à un virus ni à une bactérie ni à un parasite. Il ne possède même pas un génome pour se multiplier dans le corps de son hôte… Et pourtant, il est capable d'infecter à lui seul un organisme entier et, en quelques mois, de détruire un cerveau.
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Les biologistes qui, dès les années 1960, cherchent à cerner les causes de la tremblante du mouton, une encéphalopathie connue depuis le siècle, sont désarmés. L’objet semble plus petit que les agents infectieux connus et il n'est pas détruit par des radiations. En 1982, Stanley Prusiner (université de Californie), parvient cependant à l'isoler. Il le baptise "prion", pour "protéine infectieuse". Son idée, qui lui vaudra le Nobel en 1997, c'est qu'il s'agit d'une simple protéine, dont la manière de se replier sur elle-même, sa "conformation", la protège des attaques défensives du système immunitaire. Il va montrer qu'elle est capable de "contaminer" des protéines saines en leur dictant sa propre conformation. Cette hypothèse, qui renverse le paradigme "virus-bactérie-parasite" en vigueur à l'époque, peine à s'imposer quand la crise de la vache folle la propulse sur le devant de la scène. Car avant de comprendre comment la maladie peut se transmettre d'une espèce à l'autre - et surtout des bovins, malades de l'encéphalopathie spongiforme, à l'homme, souffrant de ce qu'on a appelé le "variant de la maladie de Creutzfeld-Jakob" -, il faut d'abord cerner le responsable.
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AUCUN TRAITEMENT N'EXISTE
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Moutons, vaches, humains possèdent des millions de protéines du type prion à la surface de leurs cellules. Elles peuvent apparaître sous deux formes : normale (PrPC), ou anormale (PrPSc), c'est-à-dire "mal repliées". Celles-ci sont capables de s'agréger dans des vacuoles ce qui est fatal aux neurones. D'où l'aspect spongiforme des cerveaux touchés, faits d'agrégats de vacuoles et de trous laissés par les neurones.
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